« Jésus concentre sous son nom l'aspiration messianique de l'époque. De la même manière il synthétise les topoï antiques utilisés pour parler de quelqu'un de merveilleux. Car naître dune mère vierge informée de sa chance par une figure céleste ou angélique, accomplir des miracles, disposer d'un charisme qui génère des disciples passionnés, ressusciter des morts, voilà autant de lieux communs qui traversent la littérature de l'Antiquité. A l'évidence, considérer les textes évangéliques comme des textes sacrés dispense d'une étude comparative qui relativise le merveilleux testamentaire pour l'installer dans la logique du merveilleux antique, ni plus, ni moins. Le Jésus de Paul de Tarse obéit aux mêmes lois du genre que l'Ulysse d'Homère, l'Apollonios de Tyane de Philostrate ou l'Encolpe de Pétrone : un héros de péplum.

(…) Pour s'en convaincre, lisons en regard les pages les plus connues du Nouveau Testament et l'ouvrage que Diogène Laërce consacre à la vie, aux opinions et aux sentences des philosophes illustres. Donnons à ces deux textes un même statut littéraire, celui d'écrits historiques, datés, composés par des hommes nullement inspirés par l'Esprit saint, mais qui rédigent pour toucher leurs lecteurs et les amener à partager leur conviction en nous entretenant d'individus exceptionnels. Pythagore, Platon, Socrate et Jésus considérés avec un même œil, celui du lecteur de textes antiques. Que découvre-t-on ?
Un monde semblable, d'identiques façons littéraires chez les auteurs, une même propension rhétorique à libérer le magique, le merveilleux, le fantastique pour donner à leur sujet le relief et le brillant nécessaires à l'édification de leurs lecteurs. Marc veut faire aimer Jésus, Diogène Laërce pareillement avec les grands philosophes de la tradition antique. L'évangéliste raconte une vie pleine d'événements fabuleux ? Le doxographe truffe son texte de péripéties tout autant extraordinaires au sens étymologique. Car il s'agit de dresser le portrait d'hommes d'exception. Comment pourraient-ils naître, vivre, parler, penser et mourir comme le commun des mortels ?

Précisions : Marie, mère de Jésus, conçoit dans la virginité, par l'opération du Saint-Esprit ; banal. Platon également procède d'une mère dans la fleur de l'âge, mais disposant d'un hymen préservé. L'archange Gabriel informe la femme du charpentier qu'elle enfantera sans l'aide de son mari, brave bougre qui consent sans rechigner ? Et alors : le même Platon s'enorgueillit du déplacement d'Apollon en personne ! Le fils de Joseph est surtout le fils de Dieu ? Pas de problème : Pythagore également que ses disciples prennent pour Apollon en personne venu directement de chez les Hyperboréens. Jésus effectue des miracles, rend la vue à des aveugles, la vie à des morts ? Comme Empédocle qui, lui aussi, ramène à la vie un trépassé. Jésus excelle dans les prédictions ? Mêmes talents chez Anaxagore qui prédit avec succès des chutes de météorites.

Poursuivons : Jésus parle en inspiré, prêtant sa voix à plus grand, plus fort et plus puissant que lui ? Et Socrate, hanté, habité par un daimon ? Le futur crucifié enseigne à des disciples, convertit par son talent oratoire et sa rhétorique ? Tous les philosophes antiques, des cyniques aux épicuriens, agissent avec un semblable talent. La relation de Jésus avec Jean, le disciple préféré ? La même unit Epicure et Métrodore. L'homme de Nazareth parle métaphoriquement, mange du symbole et se comporte en énigme ? Pythagore aussi… Jamais il n'a écrit, sauf une fois sur le sable, avec un bâton, le même qui efface immédiatement les caractères tracés sur le sol ? Idem pour Bouddha ou Socrate, des philosophes de l'oralité, du verbe et de la parole thérapique. Jésus meurt pour ses idées ? Socrate aussi. A Gethsémani, le prophète connaît une nuit déterminante ? Socrate expérimente ces ravissements dans une semblable obscurité à Potidée. Marie connaît et apprend son destin de vierge mère par un songe ? Socrate rêve de cygne et rencontre Platon le lendemain.

Encore ? Encore… Le corps de Jésus, à l'évidence, ingère des symboles, mais ne digère pas, on n'excrète pas du concept… Chair extravagante, insoumise aux caprices de tout un chacun : le Messie n'a pas faim ni soif, il ne dort jamais, ne défèque pas, ne copule pas, ne rit pas. Socrate non plus. Souvenons-nous de l'Apologie dans laquelle Platon campe un personnage qui ignore les effets de l'alcool, de la fatigue et de la veille. Pythagore apparaît lui aussi revêtu d'un anticorps, d'une chair spirituelle, d'une matière éthérée, incorruptible, inaccessible aux affres du temps, du réel et de l'entropie.

Platon et Jésus croient tous les deux à une vie après la mort, à l'existence d'une âme immatérielle et immortelle. Après la crucifixion, le mage de Galilée revient parmi les hommes. Mais bien avant lui, Pythagore pratiquait sur le même principe. Plus lent, car Jésus attend trois jours quand le philosophe vêtu de lin patiente deux cent sept ans avant de revenir en Grande Grèce. Et tant d'autres fables qui fonctionnent indifféremment du philosophe grec au prophète juif, quand l'auteur du mythe souhaite convertir son lecteur au caractère exceptionnel de son sujet et du personnage dont il entretient. Les évangiles recyclent ainsi les usages d'écriture de l'Antiquité païenne qui supposent qu'on orne, décore et pare un homme qu'on souhaite transformer en héraut mobilisateur.

(…) Jésus est donc un personnage conceptuel. Toute sa réalité réside dans cette définition. Certes, il a existé, mais pas comme une figure historique – sinon de manière tellement improbable qu'existence ou pas, peu importe. Il existe comme une cristallisation des aspirations prophétiques de son époque et du merveilleux propre aux auteurs antiques, ceci selon le registre performatif qui crée en nommant. Les évangélistes écrivent une histoire. Avec elle ils narrent moins le passé d'un homme que le futur d'une religion. Ruse de la raison : ils créent le mythe et sont créés par lui. Les croyants inventent leur créature, puis lui rendent un culte : le principe même de l'aliénation… »


Michel Onfray, Traité d'athéologie, p. 153-163, Grasset, 2005