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75 ans, Julius ne souffrait que d’un seul handicap assez invalidant : il ne parvenait pas à vieillir. Depuis longtemps, il avait intégré que l’amour de la vie est un gage de bonne santé ; qu’il ne faut pas se hâter de mûrir, de peur de devenir prématurément blet ; que chaque jour offert est un présent de plus… en moins. Par ailleurs il avait, non pas l’âge de ses artères, plutôt celui de sa libido et de son cœur. Bref, Julius était gai et insouciant, s’émerveillant d’un rien, osant à peu près tout, au point qu’un de ses fils l’avait gentiment affublé du sobriquet d’ "homme-enfant".
Or, cet été-là, notre vieux jeune homme décida de changer d’air et de décor, loin de l’Est parisien où il se morfondait. Il partit à la découverte de la France profonde, souhaitant, entre autres étapes, s’arrêter à P*. Outre l’appât de spécialités gastronomiques, notre sémillant senior avait entamé deux ans plus tôt une correspondance assidue avec un autochtone. Nulle rencontre n’était prévue. Jamais ! Surtout pas. Seul l’émoi des mots sensuels sur l’écran et le vertige des fantasmes virtuels ! Telle était la charte des correspondants et leur prudent désengagement.
Dans une des cités visitées, il est un haut-lieu fameux, à la fois relique antique et chef-d’œuvre d’architecture contemporaine. Julius fut aussitôt ébloui. Également par sa rencontre, pour finir programmée, avec le séduisant M* que Julius sur-le-champ baptisa « Marcus Maximus Sapiosus Sexissimus ». C’est dire ses multiples atouts et la magie de leur rencontre physique longtemps différée.
Bref, un 7 juillet, jour anniversaire du baptême de Julius, pour la première fois, les deux hommes se virent, se conquirent, s’unirent. Sans s’être jamais vus jusqu’alors (ni photo ni téléphone !), ils se reconnurent. Les amants décidèrent tout naturellement de se retrouver chaque mois, brièvement, intensément, secrètement, le trentenaire étant déjà entravé par des liens plus conventionnels. Vive Airbnb ! Mais que de frais engagés (même équitablement partagés), que de fatigues pour le futur ex-Parisien, que de stress, surtout quand une grève annulait le TGV ou que menaçait le perfide Coronavirus ! En résumé, une seule journée mensuelle. Huit heures d’affilée. À la fois oasis et volcan, les amants partageant non-stop le lit et le couvert et la douche et tout et tout ! Au point qu’ils devinrent essentiels l’un à l’autre. Mais surtout pas d’Amour – piège fatal ! Non, les seuls sortilèges d’une relation “sapio-sexuelle” pour que, délaissant l’ordinateur, le verbe enfin prît chair et que le Désir exulte sur le parchemin des corps emmêlés.
Dès son premier voyage, où il n’avait été question que de humer le décor et de préparer sa visite au site antique, Julius avait souhaité reprendre un roman qui avait enchanté son adolescence. Condition sine qua non : le relire à dose homéopathique, juste 2 ou 3 chapitres lors du seul voyage aller. Lancinant plaisir du compte à rebours ! QUO VADIS ? l’excitait à nouveau : la cruauté de Néron, l’épicurisme de Pétrone, la jalousie de Poppée, les tourments des premiers chrétiens promis aux cornes d’aurochs ou à la glu des croix… Et surtout, surtout, rayonnait le héros, Marcus Vinicius, éblouissant dans son costume de centurion. Le fier Romain avait été conquis par la pure Lygie, elle aussi promise au cirque. Et voilà que Vinicius changeait, adoucissant ses pulsions païennes jusqu’à se convertir… Jusqu’à ce que triomphe l’Amour christique et que la Foi l’emporte sur la chair affolée. Lorsqu’il lisait, Julius était rempli de ferveur et de fureur, d’adhésion et de contrariété, au point que passé et présent se court-circuitaient et que s’inversaient les rôles : son Marcus devenait le héros féminin de Sienkiewics, « sa » Lygie, tandis que lui, Julius, rajeunissait à vue d’œil dans la peau de l’intrépide et musculeux centurion. Bref, durant sa lecture ferroviaire, parcimonieuse autant que prometteuse, dans le cœur enflammé du Grand Voyageur (surtout dans son sexe pas très sage !) se livrait un délicieux combat : le corps réel contre l’âme mollette et, pour tout dire, l’éternelle lutte entre Eros et Theos ! Mais depuis longtemps Julius avait choisi son camp et comptait bien remporter la victoire – quel que fût l’incendie qui allait ravager Rome !
Retour en arrière. Enfant, l’ancien prêtre avait toujours aimé se déguiser en cow-boy ou en fée des grèves. (Ce dernier travestissement n’était pas menaçant pour son identité heureusement non genrée, car, au milieu du siècle dernier, l’extravagant concept n’avait pas encore été inventé.) C’était sa maman qui confectionnait les costumes que le garçonnet revêtait ensuite dans des historiettes édifiantes. Jusqu’au jour où, trop zélée, trop pieuse, la sainte femme offrit à son fils – par elle prédestiné – une chasuble verte et or. Et ce fut le début de la promotion sacerdotale du petit… plutôt le début de la chute.
Etait-ce une réminiscence de cette époque bénie où le travestissement était encore ingénu et non signifiant ? Julius n'aurait su le dire. Mais le fait est que, lorsqu’il décida de rencontrer son amant, c’est tout naturellement qu’il souhaita, pour recouvrir la virilité tant convoitée, l’envelopper d’abord d’un déguisement à la romaine. Son sex friend accepterait-il cette fantaisie ? Se moquerait-il ? D'emblée, le garçon fut conquis par un érotisme ingénu et ludique, une première pour ce jeune mari sexuellement délaissé et qui, sans être homo, préférait les hommes mûrs. Bref, aussitôt dit, aussitôt fait. Sitôt costumé, sitôt délesté !
Le beau M* ne devint Marcus Vinicius qu’une seule fois. Surtout parce que son uniforme était trop fragile pour voyager souvent. Trop longtemps inutilisé, le déguisement sur cintre ne s’empoussiéra pas pour autant. Au contraire, il s’ennoblissait au fil des mois de langueur, selon l’imagination fiévreuse du couturier amateur qui le métamorphosa en une luxueuse tenue de CAESAR IMPERATOR : chaîne d’or par-ci, boutons d’airain par-là. Cingulum reconstitué et rubis rare. Sans oublier un impressionnant casque de prétorien avec cimier noir en crin de cheval. D’ailleurs, le cintre lui-même avait fait l’objet d’incessantes recherches. Julius l’avait voulu en cuir pourpre et à clous dorés. Vintage ! Accessoire rare et coûteux. Pour M.M.S.S., rien n’était trop rutilant, rien n’était trop excitant, rien n’était trop cher. Ce costume, déguisement bon marché par la Passion sublimé, – qui une seule fois avait pris vie – était devenu le Saint Graal, tout ensemble emblème du site gallo-romain et symbole de l’Élu. À la fois fétiche, totem, tabernacle, objet transitionnel, ostensoir sacré : le sacrement de Sa présence réelle au temps de leur éloignement obligé.
Après une interminable année d’extases et de frustrations alternées, l’impensable se produisit. L’incroyable ! L’inespéré. À la fois exil volontaire et exode doré. Julius, plus juvénile et plus gai que jamais, vint s’installer à P*. Car, fasciné par le charme tranquille de la ville, telle était sa foi qui avait mué : il ne venait plus pour M* mais grâce à lui. Démenti néanmoins symptomatique : le jour de l’emménagement, en urgence absolue, fut d’abord ouvert, au milieu des bouquins et des valises négligés, un énorme et mystérieux coffre reçu 2 mois plus tôt et jamais exploré. Toujours le Désir affuté car différé. Quid ? Suspense. Abracadabra ! Miracle à la Cendrillon : soudain, le cintre en cuir se transforme en un mannequin d’ébène, immense, élancé, à la fois élégant et sexy, une splendeur de plus de deux mètres (pour la dimension, providentielle erreur de commande sur la Toile !).
Depuis ce jour, somptueusement paré, trône le sculptural Commandeur. Ses yeux éteints ne peuvent pas voir plus bas ce que la morale catholique réprouve. Mais parfois, quand je suis seul, plus fou et plus espiègle que jamais, m’arrêtant interdit et ravi devant le colosse chamarré, puis me hissant sur la pointe des pieds, posant enfin avec impudeur ma main gauche tavelée sur le sceptre d’or voilé par la tunique, l’incorrigible amoureux que je suis se surprend à fermer les yeux, à poser sa bouche ardente sur les lèvres plastifiées pour susurrer : « Salve, mi infans formosa ! »