Donc mon embarras botanique : reine ou empereur ? Mâle ou femelle ? Celles et ceux qui me lisent ici vont d'emblée supputer de quel côté je penche (ou je grimpe), mais ils ont tort, c'est une vraie perplexité, d’abord végétale puis existentielle : pourquoi poètes et artistes confisquent-ils cette plante pour la ranger dans l'herbier de l'hétéronormalité métaphorique ? Même Wikipedia est vaseux : « Le nom latin signifierait étoile du cavalier. On peut trouver une ressemblance des bourgeons sur le point de s'ouvrir avec une oreille de cheval et, plus clairement, la fleur ressemble à une étoile à six branches (du grec hippo, cheval et du latin aster, étoile) ». Peu convaincant. D'après une autre source, Amaryllis ("Brillante ") serait le nom d'une bergère de la littérature antique ayant traversé les âges et très présente dans la poésie occidentale. Détail piquant : Charles Sorel, sieur de Souvigny, appelle Amarylle son berger extravagant (1627) déguisé en fille !

 

À partir de là, tout se complique. Au XVIIIe siècle, il existe une fleur sublime nommée Lilium Bella-donna ("belle femme", justement), vite surnommée Amaryllis par un certain Linné. Plusieurs siècles plus tard, polémiques ! Cette fleur, était-elle l'actuel Hippeastrum (appelé dans le langage courant Amaryllis), ou sa cousine d'Afrique du Sud, l'actuelle Amaryllis Belladonna ? Le Ministère de l'Identité nationale et de l’Intégration du feu gouvernement Sarkozy avait, dit-on, prévu de déposer une énième loi prévoyant de décider, pour tout embrouiller, que la véritable Amaryllis est en fait l'Amaryllis Belladonna, non pas la plante qu'on appelle couramment Amaryllis ! En résumé, serre à gaz, débat biaisé et abus de langage – autant de tares politiciennes qui ont loin d’avoir disparu après l’éviction du petit clown. Passons. Retour à la bitan… pardon, à la botanique.

Mais, me direz-vous, à quoi bon tourner autour du pot ! Est-ce si important que la fleur bellinesque soit un archétype mâle ou femelle de 1ère ou 3ème génération ? À nous autres, ça ne nous fait ni chaud ni froid ! Moi, ça me fait torride et je veux défendre mon option et l'illustrer ici. Car ce qui est en jeu, soyons francs, ce n'est pas la couleur de la corolle mais la miraculeuse et impériale ascension de la tige à partir d'un oignon exotique basané (en vente actuellement chez tous les fleuristes). Certes, dira un autre esprit chagrin qui continue de préférer les corolles roses de l'amaryllis. C'est son choix, rien à redire même s'il me semble plus naturel de laisser le rose... aux roses et l'écarlate à Hippeastrum.

En fait, quand on adopte une fleur, qu'on la chérit, qu'on l'admire, qu'on guette son développement (actuellement, deux photos quotidiennes sont à peine suffisantes pour immortaliser sa croissance arrogante - 48 cm l'an passé !) est-ce à cause de l'étymologie ? N'est-ce pas plutôt par une connivence secrète, une vraie tendresse teintée d'anthropomorphisme poétique ? N'est-ce pas surtout parce que c'est cette plante-ci qu'on aime offrir aux ami(e)s ? Et à ce sujet, je dois bien avouer que ma pratique est ambivalente, pour ne pas dire consensuelle.


C'est ainsi que je fis livrer naguère à une très chère amie, chrétienne en capilotade qui se meurt en province d'une dépression chronique, un oignon d'amaryllis. Pour la réconforter, j'aurais pu lui offrir une bougie, un missel voire une brassée de roses ou une boite de chocolats fins — ce que je fais parfois. Non, ce fut ce pauvre oignon qui allait sous ses yeux peu à peu ressusciter ! Et pour accompagner mon présent, ces quelques mots : « Connais-tu, chère N*, ma fleur préférée ? Suis chaque jour sa croissance, pour raviver ton espérance ! ».

Autre exemple vécu. Preuve a contrario. Il y a quelques années, pour le Nouvel An, je rejoignis les lointains Emirats où l’Ami était – déjà ! – captif volontaire. Quelles ruses de sioux il m'avait fallu pour cacher ma favorite dans mon bagage cabine, consolider et arrimer le pot, surtout détourner l'attention du contrôleur ! Après 6000 kilomètres en avion puis 12 heures en 4X4, dès qu'il a ouvert la boîte artisanale, ôté précautionneusement cales et cartons, toujours plus intrigué, plus excité, j'ai vu dans ses yeux à quel point ce modeste bulbe était pour mon amoureux en exil le plus fabuleux des présents ! Et la suite, dans notre inoubliable Qars Al Sarab perdu au milieu des sables, fut à la hauteur de notre commune passion pour l’élan des tiges enlacées !

Donc, emblème viril ou éternel féminin, l'identité du taxon végétal est loin d'être tranchée. Cruelle ambiguïté dont les catholiques intégristes semblent être marris puisqu’ils prévoient déjà une manifestation monstre dimanche prochain avec un mot d’ordre explicite : que l’amaryllis soit déclarée femelle, que tous les fleuristes soient obligatoirement hétéronormés, que tous les pédés, puisqu’un jus de navet coule en leurs veines et qu’ils sont tous atteints d’ « homofolie », aient des métiers réservés – coiffeurs ou stewards –  afin que leur pernicieuse influence soit canalisée : parle la Nature, il y va de l’ordre du monde et de l’immuable différenciation sexuelle. Ceci dit, qu’ils aillent tous se faire voir, ces obsédés de la braguette, ces empêcheurs de baiser en rond !

Quant à moi, rose, ou amaryllis, je ne me sens toujours pas une âme de pastourelle ! Lorsque, songeant aux dunes enchantées ou à son pédiluve à l’ombre des frangipaniers, je me retrouve, moi, chevrier esseulé sur les bords de l’Isle, dans le brouillard glacé de décembre, détournant l'avant-dernier mot du Poète, ce sont ses Bucoliques que le pauvre Narcisse tristement fredonne :

Tu patulae recubans sub tegmine fagi...

« ... allongé sous le couvert d'un large hêtre,
tu médites sur ta flûte un petit air sylvestre ;
moi, je quitte les doux champs, la terre de ma patrie,
moi, je fuis ma patrie, et toi, Tityre,

à l'ombre, nonchalant,

 tu enseignes aux bois à chanter en écho

      la belle roideur d'Amaryllis. »