EXTRAIT de "Mes autoéditions — Splendeurs et misères d'un auteur loser."

A Antoine G., actuel représentant de la célèbre dynastie.

Pour le 25e anniversaire de mon premier tapuscrit refusé ("L'Envol", Prix Vedrarias de la Nouvelle)

" (...) Donc, d’emblée c’est dit, notre Julius est un drôle, un phénomène, presque un cas d’école : depuis le début du siècle, il aligne une brassée d’ouvrages à peu près aussi invendables les uns que les autres tant sa prose est, sinon indigente, du moins essentiellement autofictionnelle, pour ne pas dire autobiographique voire autobiografictive. Ce nonobstant, je peux l’attester, pour suivre fidèlement sa non-carrière, pas une seule critique dans les gazettes pendant tout ce temps, pas le moindre frémissement dans les ventes et même un embryon de notice qui vient d’être supprimé d’office dans Wikipedia pour absence notoire de notoriété. S’ajoutent des tirages faméliques, une poignée de groupies certes transies mais impuissantes et des velléités chez lui – tel le perroquet facétieux – de se faire hara-kiri en ingurgitant d’une traite les 506 pages du Dictionnaire de la bêtise de Bechtel et Carrière.

On pourrait croire qu’une telle débâcle éditoriale consterne mon ami Julius, qu’elle le déprime ou plutôt le stimule, vu qu’il s’obstine encore et toujours à écrire tant d’opus mort-nés et invendus ! Eh bien non, c’est pour lui un signe providentiel, le plus sûr des encouragements à continuer de s’enliser gayment puisque, en fait et dans la réalité, il n’écrit que pour lui-même et n’aime ni les épiciers ni les promoteurs ni les voyeurs ni surtout les enquiquineurs. Avoir plus de 50 lecteurs lui semble déjà suspect, toucher des droits d’auteur (quelques dizaines d’euros bon an mal an) une compromission, passer sur un plateau TV une dépravation. Quant à la liste des meilleures ventes…

Moi qui connais bien Julius, dans cet éloge déguisé en avertissement au lecteur, avec quelques funéraires ornementations, je veux l’attester : ce dont il souffre, le coquin, ce n’est pas de manque d’ambition, pas même d’indolence chronique, encore moins de dandysme, mais d’une gentille névrose, comme tout un chacun. Et de cette névrose souriante mais totalement stérile, les symptômes sont aussi patents et éblouissants que ses ruineuses autoéditions ou ses souscriptions en forme d’omelette norvégienne flapie. C’est un fait, telle est sa vraie vocation, bien plus que feu son pseudo choix sacerdotal, le bougre ne s’est fait auteur sur le tard que pour s’ausculter l’âme, peaufiner le style, faire jaillir de cette conjonction une jubilation extrême dont il veut prendre à témoin la terre entière en bichonnant et collectionnant des œuvres singulières dont elle, elle n’a nul besoin ! Seule importe alors la trajectoire privée. Littérature ? Non, lis tes ratures : corrige, écris, corrige, laisse infuser, écris à nouveau, corrige… et jouis-en à l’infini puisque « le style arrache une idée au ciel où elle se mourait d’ennui pour l’enduire du suc absolu de l’instant. » (Bernard Franck). S’enduire de mots et se pourlécher l’âme ! Quant à la glèbe et aux bipèdes… 

Lors d’un récent coup de fil (il habite dans le Sud-Ouest, votre serviteur en Rhône-Alpes), Julius m’a avoué que, s’il a toujours eu la passion d’écrire – et à la manière dont il l’entend : écrire sans en vivre –, il n’en a pas toujours eu le temps car,  avec sa ribambelle de marmots, après son départ de l’Eglise, le travail manuel ainsi que sa vie conjugale l’occupaient et l’épuisaient. Mais ce labeur le ramenait encore à l’écriture puisque, dans le métier de doreur sur bois qu’il apprit sur le tard après avoir défroqué, il fallait avant tout poncer, poncer encore, poncer encore et toujours ! C’est le prix à payer pour réussir une belle dorure à la feuille, un or bruni rutilant. Car, le sait-on ? poser une feuille d’or ne prend qu’un instant, préparer puis poncer l’enduit (fait de blanc de Troyes et de colle de peau de lapin) exige des heures d’attention et de patience avant l’interminable polissage à l’agate qui en est la récompense ultime. Ce n’est que si l’enduit est parfait, aussi lisse et froid que le marbre, alors même que la peau du pouce et de l’index en est encore abrasée et endolorie, qu’éclate la splendeur de l’or sous la pierre qui sans cesse passe et repasse.

« Tout ça , me confiait Julius récemment, un brin amer, pour ces bourgeois venant reprendre leur cadre ou leur trumeau, l’œil blasé, le porte-monnaie serré, pas même étonnés par notre labeur d’orfèvre et soupirant parfois que c’est bien cher payé pour un peu de peinture dorée. Ah ! les sots. » Et l’artiste d’ajouter : « Tu sais, il en va de même pour les mots… Cet interminable et cuisant polissage… mais sans perdre une once de fraîcheur et de spontanéité ! Un tel boulot pour leur indifférence, leur inculture… »

Quand aujourd’hui Julius peaufine un texte, sans penser un seul instant aux improbables lecteurs, lorsqu’il le dégraisse, le lustre, parfois l’efface… par inadvertance ou par dépit, il repense à son ancien métier : autrefois l’enduit gris et rugueux, aujourd’hui tous les feuillets qui s’accumulent autour de son siège, comme autant de feuilles mortes, sans cesse imprimés puis corrigés, imprimés à nouveau, puis encore raturés à la main… Et à mesure qu’opère le polissage du texte, à mesure que le feuillet devient du coup de plus en plus immaculé, de plus en plus lisse, comme autrefois le support prêt au miracle de la dorure artisanale, c’est la même fatigue et le même plaisir : soudain, comme sous l’agate ou au creux du tamis indéfiniment secoué au-dessus de la rivière, l’or des mots éclate et éblouit ! De rares fois. Si fugacement… Mais qu’importent les carats, qu’importe qu'ils n’étincellent jamais sur la plage d’un livre ! Seul, extorqué plus à la terre meurtrie qu’au ciel évanescent, seul le suc absolu de l’instant. "

 

https://youtu.be/hyiWIVWBG9I?si=IUUdUf_T75TRxjpn

CI-DESSUS LA FABLE LE LOUP ET LE CHIEN (audio)